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Rétro-viseur : Ice (1969)

Sorti en dvd avec Milestone en septembre 2010 (nous en parlons ici), il nous a semblé important de revenir sur ce film admirable et déstabilisant de Robert Kramer . Entre documentaire et politique fiction, les résonances de ce film prennent une certaine mesure dans notre monde en pleine (r)évolution.

Ice peut-être considéré comme le prototype du film a-spectaculaire. Il s'agit en effet d'une oeuvre qui renonce d'emblée aux prestiges habituels du film américain - couleurs, comédiens célèbres, scénario bien agencé, images soignées - pour les remplacer par un 16mm gris, caméra à la main et son synchrone. Le cinéma américain découvre l'humilité des temps de crise politique et du même coup trouve des accents déchirants pour évoquer le drame qui se prépare dans un pays où s'accumulent chaue jour davantage les contradictions explosives.
Né en dehors du système, Ice est le résultat du travail effectué par une partie de l'équipe de "Newsreel", coopérative d'actualités indépendantes et militantes créées en 1967, à l'instigation de Jonas Mekas et Robert Kramer pour lutter contre le conformisme des actualités officielles et pour donner des événements américains une interprétation critique. Il y a d'ailleurs dans Ice un élément qui renvoie à l'activité de la coopérative, ce sont les nombreuses séquences où les membres du groupe préparent des films destinés à une utilisation comme instrument de propagande. Ice s'ouvre par un de ces films : film didactique où sont exposés, avec des textes se superposant aux images, un certain nombre de données théoriques et historiques.
Ice nous projette dans un futur immédiat. Les États-Unis se déchirent dans la guerre civile ; les tortures, les assassinats, les règlements de compte sont devenus chose courante. Les minorités opprimés - Noirs, Blancs, femmes, intellectuels, tous ceux qui refusent l’État fasciste enfanté par l'état libéral actuel - se sont engagés, en liaison avec la guérilla mexicaine, dans une lutte sans merci. Le but est clair : détruire l’État, détruire une société qui ne se définit plus que par l'oppression qu'elle exerce sur l'individu. La lutte est indécises, obscure, faite de brefs affrontements, d'enlèvements, de passages à tabac, de meurtres sommaires, d'agressions sournoises. Le pouvoir fasciste ne se défend même pas par sa police régulière, il a secrété comme un prurit des bandes de civils qui se chargent de la besogne. L'action révolutionnaire est ici le fait d'intellectuels ; pour eux l'action se mène à deux niveaux, celui de l'affrontement direct - armé - avec l'oppresseur, celui de la propagande - par la parole et par le film - auprès des masses à gagner : propagande, maison par maison, étage par étage, avec des résultats difficiles à apprécier. En ce domaine, l'efficacité ne se vérifie pas dans l'instant dans le progrès irréversible de l'idée-force du film : tout le pouvoir au peuple.


Dans la ligne de mai 68, auquel le film emprunte certaines images et certains slogans, notamment la très belle formule venue du curé Meslier : "L'humanité ne sera pas heureuse tant que le dernier bureaucrate ne sera pas dissout dans le sang du dernier capitaliste", Ice nous livre l'image d'une Amérique de plus en plus malade, d'une Amérique bloquée dans les glaces d'un hiver interminable et dont aucun signe n’indique la fin. Les combats engagés ici et là sont des combats longs, incertains, mais leur incertitude même conditionne la volonté de ne jamais renoncer. [...] Au milieu des luttes, les hommes et les femmes nous sont livrés avec leurs angoisses, leurs peurs, leurs brefs instants de bonheur, leur courage quotidien qui leur donne la force de poursuivre un combat inhumain. Tout l'art de Kramer consiste à nous montrer simultanément le plan théorique, collectif et le visage particulier de chacun des protagonistes et surtout à nous faire sentir de quelle somme de faiblesse mises bout à bout nait la force révolutionnaire. Ice nous introduit au cœur d'une dimension essentielle de l'homme contemporain : l'homme s'y définit et n'y existe que par rapport à son refus d'une société qui aliène sa liberté.


Jean A. Gili in Cinéma 70 - p136 à 138

> Ice et Milestones sont en vente sur theendstore.com
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Jean A. Gili, critique et historien du cinéma, née à Nice en 1938, est professeur émérite de l'université Paris I Sorbonne. Auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma italien (Ettore Scola, une pensée graphique ; L'Italie de Mussolini et son cinéma) vient de réactualiser son livre Le Cinéma Italien (préface Ettore Scola) aux Éditions de La Martinière. Il intervient également dans les bonus dvd de la collection "Les Maîtres Italiens" et dans la revue Positif.

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