A l'heure d'internet, ou tout semble accessible, visible, à porter de main, certains éditeurs téméraires nous prouvent le contraire, qu'il y a encore (et heureusement) des zones inconnues et inexplorées, réservées non pas au plus grand nombre, mais à ceux qui ont l'âme vagabonde.
Car lorsque l'on parle de cinéma expérimental ou underground, il faut avant tout parler d'expérience et THE END modestement soutient ces militants d'un cinéma sensitif, peut-être extrême car sortant des sentiers battus, mais emprunt d'une liberté réjouissante.
Après les films d'Etienne O'Leary, THE END a le privilège de proposer en France (sauf erreur de notre part) le second dvd de l'éditeur ICPCE (Institut pour la Coordination et la Propagation des Cinémas Exploratoires) consacré à l'artiste Solomon Nagler.
L’aventure cinématographique de Solomon Nagler s’articule autour de deux grands axes : une recherche sur la texture de l’image et un questionnement sur l’identité territoriale et culturelle. Ces deux éléments sont intimement imbriqués dans chacun de ses films, selon des proportions différentes et des avenues renouvelées. Pour Nagler, il ne fait aucun doute que le traitement des images et des sons participe de la traduction émotive et significative des moments cruciaux que traversent les personnages de ses œuvres. L’esthétique qu’il développe impose l’idée d’un monde en métamorphose, ce que traduisent admirablement les images diaphanes et évanescentes de ses réalisations, et plonge le spectateur dans un véritable état de langueur. En jouant avec la granulosité des images, tirant profit de la tireuse optique, des effets de surimpressions et de ralentis, qu’il combine à des textures sonores riches et une musique parfois emphatique, il parvient à produire une impression de solennité et d’intensité.
Les œuvres rassemblées sur ce DVD appartiennent à des cycles de productions distincts. On y retrouve la trilogie élégiaque, composée de trois courts métrages (Perhaps/We, The Sex of Self-Hatred, Fugue Nefesh) réalisés entre 2003 et 2007. Il s’agit là sans aucun doute des œuvres les plus connues et les plus célébrées du cinéaste. Bien que chacun de ces films prend place dans un espace géographique et culturel différent (la Pologne de l’après guerre, l’Autriche du début du XXe siècle et le Canada contemporain), ils forment un ensemble cohérent qui témoigne d’une même sensibilité pour des quêtes spirituelles singulières et riches. Dans Perhaps/We, on découvre un peintre qui par l’entremise d’un rêve se retrouve à Lodz en Pologne, ville totalement ravagée par la guerre et qui semble sombrer dans un endeuillement éternel, dans laquelle il erre guidé par les esprits des juifs assassinés lors de la Shoah. D’une tout autre nature, The Sex of Self-Hatred relate l’ultime moment de la vie d’Otto Weininger, un jeune homme de 23 ans qui se retrouve dans la maison où Beethoven est mort, alors qu’il est décidé à se donner la mort. Tirailler entre la sensualité qu’il sent monter en lui et le désarrois qui l’accable suite à l’échec critique de son livre Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère) par lequel il avait l’espoir de faire reconnaître son génie, il se laisse peu à peu envahir par ses pensées destructrices et se suicide. Avant de passer à l’acte, il aura laissé ces derniers mots : « Je me suicide pour ne pas avoir à tuer quelqu’un ». D’une approche beaucoup plus mystique, Fugue Nefesh raconte la rencontre des âmes d’un survivant de l’holocauste et d’un jeune autochtone qui viennent de décéder. Prisonniers de leur transmigration respective, ils errent en compagnie d’autres âmes en peine dans un quartier désolé de Winnipeg, apprivoisant doucement leur nouvel état.
D’une facture très différente, Notes on Gesture (2007) peut sembler a priori faire bande à part dans l’œuvre de Solomon Nagler. Pourtant, on y retrouve le même souci pour la richesse de l’image à travers une exploration des traitements optiques. Certes, le sujet ne recèle pas une charge mélancolique aussi grande que dans les œuvres de la trilogie élégiaque, mais il témoigne de la même qualité d’observation qui est un des traits distinctifs de la démarche du réalisateur.
Black Salt Water Elegy opère en quelque sorte une synthèse entre les préoccupations de la trilogie et Notes on Gesture. On y retrouve à la fois le regard plein d’empathie qui caractérise Perhaps/We, The Sex of Self-Hatred et Fugue Nefesh et la capacité de saisir visuellement la fulgurante beauté des gestes devenus abstraits. Le fil narratif extrêmement ténu parvient à entrelacer des états de rêverie et de mémoire collective en une surprenante réminiscence d’un passé que l’on préfèrerait voir à jamais enfoui.
Enfin, le DVD se clôt sur trois films de paysage. Ces œuvres fortement énigmatiques ont la particularité commune d’être intitulées Untitled (accompagné d’un sous-titre entre parenthèse) et d’avoir été produite en super-8. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une trilogie, dans les trois cas, on retrouve le même type de recherche visuelle s’appuyant sur les rapports que des hommes peuvent entretenir avec des lieux spécifiques. Intimement lié au territoire manitobain, les films sont moins un portrait des prairies canadiennes que la révélation, par explorations successives, de la sensibilité du réalisateur au contact du monde qu’il habite.
Black Salt Water Elegy(2010, n&b, 16 mm, 16min)
Notes on Gesture(2007, n&b, 16mm, 4 min)
Fugue Nefesh (2007, n&b, 35mm, 29 min)
Un survivant de l’holocauste et un gamin autochtone viennent de mourir. réunis dans leur déplacement, ils sont prisonniers du flux de leur transmigration et errent en fugue nomade parmi les âmes affligées et dénudées du quartier nord de Winnipeg.
The Sex of Self-Hatred (2004, couleurs & n&b, 16mm, 9 min)
On est en 1903. Otto Weiniger, écrivain juif converti au christianisme et antisémite, a décidé de se suicider dans la chambre où Beethoven a trouvé la mort. Âgé de 23 ans, il vient de publier son livre Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère) et doit maintenant assumer la reconnaissance autoproclamée de son génie hanté par l’écriture damnée de son livre.
perhaps/We (2003, couleurs & n&b, 16mm, 11 min)
Un peintre tombe en rêve dans la cité détruite de Lodz en Pologne. Un million d’esprits juifs assassinés le conduisent vers un monde de photos flétries et d’anges de pierre, dont les larmes pétrifiées marquent à jamais le paysage en deuil de la Pologne.
untitled3 (stone killer)(2006, n&b, super-8/16mm, 5 min)
La division coloniale entre paysage et corps a été refusée, et la politique d’une nouvelle topologie a émergé. Une topologie qui concerne une géométrie échouée, imposée aux Great Plains au Canada. Ce film est un portrait esquissé dans un horizon infini, où un corps devient unité avec le paysage dans lequel il est tombé.
untitled1 (prayerielandescape)(2004, couleurs & n&b, super-8/16mm, 5 min)
Des rêves isolés des voitures détruites qui tombent à l’horizon.
untitled2 (the last jew of edenbridge) (2003, couleurs & n&b, super-8/16mm, 4 min)
Un portrait du dernier membre d’une colonie cultivatrice juive du Canada central qui garde au-dessus de tout les reliques précieuses d’un passé idéalisé.
Prix : 20 euro
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