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Godard & le groupe Dziga Vertov

Retour sur un coffret incontournable pour tous les amoureux de Jean-Luc Godard dont certaine zone d'ombre dans sa filmographie sont enfin disponible grâce à un éditeur... espagnol.

Malgré le logo Gaumont sur le coffret, ne vous y trompez pas, il s'agit d'une édition étrangère renfermant une parenthèse dans l’œuvre de Godard aussi bien politique que esthétique. Entre 1968 et 1974, Godard, aidé par Jean-Pierre Gorin à partir de Vent d'est, aura pour but de lutter contre le concept bourgeois de la représentation et de combattre les appareils idéologiques d’États. Pour résumer "donner et prendre des leçons et (s') interroger".


Pour vous présenter ce coffret, nous avons décidé de vous proposer des extraits du numéro spécial Godard de la revue Avant scène Cinéma de Juillet - Septembre 1976 consacrant une grande part au groupe Dziga Vertov.

Un film comme les autres (1968)
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Conversation entre trois étudiants de Nanterre et deux ouvriers de Renault-Flins, entrecoupée d'images des événements de Mai 68 tournées par les États Généraux du Cinéma, et des sons pris dans diverses brochures et textes politiques du mouvement révolutionnaire depuis octobre 17. JLG

Produit antispectaculaire qui fonctionne par frustration, par provocation, Un film comme les aures a soulevé lors des quelques rares projections, des réactions de fuite ou de colère. Ainsi, l'unique séance qui a eu lieu au Lincoln Center de New York a été marquée par une véritable (petite) émeute. Il s'est trouvé néanmoins des partisans résolus de ce film dont les critiques de la revue Cinéthique.
Nous citons ainsi de large extraits de l'article de Jean-Paul Fargier : "Une double carthasis" paru dans Cinéthique n°1.
"Un film comme les autres ne ressemble à rien : ni aux films commerciaux, ni aux films des États-Généraux sur Mai, ni aux autres films de Godard (bien qu'il utilise portés à leur degrés zéro, des procédés précédemment élaborés). Efficace parce que d'emblée, il désigne le film comme film, dévoilant la démarche fondamentale de ce film qui consiste à prendre les signes d'abord en seule référence à eux-mêmes. [...]

Il n'est que de prêter attention aux éléments premiers qu'il met en rapport et selon quelle lois, l'action pédagogique ; et cette combinaison s'offre alors comme une deuxième voies d'approche de ce film pas comme les autres.
La bande image est composée de longs plans séquences en couleur montrant un groupe de travailleurs et d'étudiants discutant, cet été, dans l'herbe fleurie d'un terrain vague. Mais précaution envers la censure, procédé de distanciation, facteur d'anonymat ou d’universalisation ? Ils sont toujours cadrés de trop près ou de trop loin, de telle sorte que ces images ne donnent rien à voir, ou, pour être précis qu"elles ne montrent pas ce que le spectateur a envie de voir quand quelqu'un parle : le visage. Ces plans en couleur sont parfois coupés par des séquences en noir et blanc montrant des scènes de Mai, avec particularité qu'elles sont muettes.
La bande son est donc constitué uniquement avec des paroles de l'après-Mai. Elle comprend la discussion des militants sur les thèmes habituels, et un commentaire tantôt monologué tantôt dialogué composé de rappels chronologiques des causes, des moments et des suites de Mai, des citations allant de Shakespeare à Mao en passant par Michèle Firk, et des réflexions personnelles de Godard. Les deux pistes sonores se déroulent simultanément, en concurrence, tantôt s’effaçant l'une devant l'autre par un chevauchement jusqu'à l'inaudible. Ainsi, ce film où il n'y a la plupart du temps rien à voir, n'offre souvent rien à entendre.
Il semble donc conçu moins comme une démonstration au sens propre (il ne démontre ni n'explique rien) que comme une épreuve thérapeutique pour le spectateur. Il ne s'agit pas d'agit-prop ; au contraire, il intègre la propagande (discussion et commentaire) comme de simple éléments d'une composition. Autrement dit, il n'a pas pour but d'inculquer une idée, comme les ciné-tracts que Godard a fait en Juin. [...] Ce n'est ni un film descriptif, ni un film psychologique. Il s'agit plutôt de mettre en œuvre une catharsis politique et esthétique par le seul jeu d'éléments sonores et visuels rattachés à la réalité de Mai, mais détachés de leurs significations premières par leur agencement dans le film. Paroles et images ne signifient pas, mais leurs combinaison au sein du film produit une action directe sur le spectateur.
A ce niveau ce qui compte ce n'est pas les mots qui sont dits, mais qu'il y ait des mots qui soient dits, ce n'est pas celui qui parle, mais qu'on parle.
L'ultime étape est atteinte dans les moments inaudibles. Frustré de tout spectacle, frustré de la parole des autres, le spectateur est renvoyé à sa propre parole. Dans le silence qui nait de la saturation du son sa parole peut s'installer.

Bristish Sounds (1969)
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Comme son nom l'indique, ce film est fondé sur des sons. Dans les six séquences qui le composent, des images simples sont traversées, débordées, par une riche trame sonore. Un poing fermé ouvre le film en crevant un drapeau britanique en papier. Une voix dit " La bourgeoisie fabrique un monde à son image. Camarades, commençons par détruire cette images !"
Remarques de Jean-Luc Godard
Film encore non politique dans la mesure où il ne fait qu’énumérer les problèmes (ouvrier, étudiant, fascisme, etc) en termes sociologiques, comme le Monde ou L'Express, au lieu de les poser à partir d'une prise de position politique. Film non politique qui reste un objet de classe bourgeois, au lieu d'être un sujet encore bourgeois, qui prend une position de classe prolétarienne. Film politique en ce sens que sa façon de procéder extrêmement simple permet à tous de le critiquer facilement ; et donc de faire la démarcation entre être de classe bourgeoise et prendre une position de classe prolétarienne. Film politique en ce sens qu'en face de lui, objet de classe, on doit se définir comme sujet de classe vis-à-vis de cet objet.

Pravda (1969)
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"Au départ, nous étions trois à travailler sur Pravda, et je l'ai fini tout seul. Mais même si j'étais seul, ma solitude était différente de celle que j'ai ressentie faisant Week-end, ou Pierrot le fou, ou A bout de Souffle. Parce que je me suis senti davantage liés aux événements politiques, aux mouvements de masse et à la lutte des étudiants, j'étais pas vraiment seul... C'était très différent".
Jean-Luc Godard in Take One (mars 71)

"un tournage soi-disant politique, en fait, du tourisme politique, ni plus ni moins ; des images et des sons enregistrés un peu au hasard : les cadres, les ouvriers, les étudiants, les rapports de production, l'américanisme, le révisionnisme, etc., bref, des images et des sons enregistrés selon la bonne vieille classification de l'idéologie bourgeoise à laquelle on prétend pourtant s'opposer".

Vent d'est (1969)
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Vent d'est est le résultat d'un échec, d'une mésentente. Cohn-Bendit voulait tourner un "western politique", Godard et Gorin voulaient s'attaquer à travers le western au concept bourgeois de représentation. De cette faille est né un film qui, par son histoire, ne ressemble à aucun autre.

Luttes en Italie (1970)
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Gorin : Luttes en Italie est un film sur la transformation d'une fille qui dit au début qu'elle est impliquée dans le mouvement révolutionnaire et qu'elle est marxiste. Le film présente trois parties. pendant la première partie, tandis qu'elle parle, on découvre petit-à-petit qu'elle n'est pas si marxiste qu'elle dit. L’idéologie bourgeoise marque certains aspect de la vie. Ce que nous essayons d'expliquer dans les deux autres parties, c'est comment c'est arrivé. Donc tout le film est fait de reflets des quelques images de la première partie. Godard : Dans la deuxième partie, elle prend conscience que quelque chose n'allait pas dans la première partie. Elle prend conscience, et nous avons elle (puisque nous lui ressemblons), mais elle ne sait pas vraiment comment découvrir ce qui est arrivé. Dans la troisième partie, à cause de ce qu'elle vient de réaliser, elle doit revenir sur la première partie et essayer de découvrir ce qui s'est passé.

Par comparaison avec les travaux antérieurs du groupe Dziga Vertov, Luttes en Italie marque un progrès au niveau de la recherche théorique sur les sons et les images. [...] Avec Luttes en Italie, film "philosophique" sur l'idéologie, le Groupe entend construire des images simples et justes, veut contrôler entièrement la continuité, la chaine de montage selon le principe de Vertov, que l'on monte avant, pendant et après le tournage.

Qu'est-ce que qu'une image juste ? "c'est une image nécessaire et suffisante" répond le Groupe Dziga Vertov. On peut ajouter que, dans Luttes en Italie, c'est une image fabriquée avec économie de moyens, qui visualise, par un raccourci, le sujet dont il est question dans la séquence. [...] Luttes en Italie, tourné à Paris par des cinéastes qui ne sont pas particulièrement impliqués dans le mouvement révolutionnaire italien, ne traite pas des luttes concrètes, en Italie ou ailleurs. Son objet est abstrait et sa ligne théorique s'apparente à celle de Louis Althusser.

Vladimir et Rosa (1970)
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Vladimir et Rosa s'inspire du procès des "8 de Chicago". Ce procès est ainsi évoqué dans une note additive à la traduction française du livre de Jerry Rubin : Do it (Seuil) : Bobby Seale, Tom Hayden, David Dellinger, Abbie Hoffman, Rennie Davis, Lee Weiner, John Froins et Jerry Rubin : les "8 de Chicago", protagonistes du plus important procès politique américain de ces vingt dernières années (octobre 68 - mars 69). Inculpés de "conspiration" en vue de provoquer une émeute lors de la convention démocrate de Chicago en aout 1968, ils en furent acquittés, mais condamnés à des peines allant de deux mois à quatre ans de prison pour "injure au tribunal" (y compris kes deux principaux avocats). Ce procès fait date en raison de l'attitude irréductible des accusées qui transformèrent la salle d'audience en piste de cirque et en ring de boxe tout au long des six mois que dura le procès. Les "8" représentent à peu près toutes les nuances du "mouvement".

Vladimir et Rosa est un exercice de théâtre de guérilla, une reconstitution semi-brechtienne du procès de la "conspiration de Chicago" et une dissertation sur comment les films, y compris celui-ci devraient être faits.
Susans Rice, Take One, vol.2 n°11

Dans Vladimir et Rosa, comme dans le procès de Chicago lui-même, le style théâtral est d'abord celui de la farce bouffonne. Beaucoup de l'humour de ce film vient de pitreries de Godard et Gorin eux-mêmes, car ils paraissent abondamment à l'écran, soit en tant qu'accusés Yippies (ils semblent s'être attribué les rôles de Abbie et Jerry, bien que Jean-Luc campe dans le procès "Friedrich Vladimir" et Jean-Pierre "Karl Rosa" - d'où le titre du film), soit dans leur rôle également humoristique de fabricants de films essayant de "faire politiquement un film politique".
James Roy Mac-Bean, Film Quaterly, Fall 72

Vladimir et Rosa est peut-être une pochade mais a) contient un certain nombre de notations justes sur l'appareil répressif d’État, qui politiquement ne le rend pas sans intérêt, b) au niveau de la contradiction spécifique du travail de Godard et Gorin, marque surtout l'exaspération d'un ton (la dérision grinçante) que l'on identifiait naguère au "style" Godard, qui de toute façon est présent dans les autres films fu groupe Dziga Vertov, et qui reflète une contradiction politique ; l’absence d'une pratique révolutionnaire organisée de masse, la situation flottante du "groupe" et l'aspect principalement critique, destructeur, de sa pratique ".
Cahiers du Cinéma n°238-239

1PM. One Parallel Movie (1971)
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[...]fin 68. Il commence à New-York, avec D.A. Pennebaker, le tournage de One American Movie (One A.M.) à propose de " la nouvelle Révolution américaine". Plusieurs scènes et interview ont été tournés avec Eldrige Cleaver (au nom des Black panther PArty), Tom Hayden qui fut le premier président du S.D.S. (Students for a Democratic Society, principale organisation de la Nouvelle Gauche entre 1960 et 1970), le groupe Jefferson airplanes... et un administrateur de Wall-Street. Mais très rapidement, des conflits éclatent entre Godard et l'équipe Leacock-Pennebaker qui veulent faire du cinéma vérité et qui prennent le pouvoir en dénonçant "les manipulations et les déformations des faits par Godard" (Note : printemps 70), Godard, décide, en accord avec Gorin, d'abandonner définitivement le "cadavre" de One A.M. Pennebaker utilise les rushes du film pour monter sa propre version qu'il appelle One Parrallel Movie (One P.M.) J.P. Gorin dit à propos de ce film : " c'était une merde parce que que les rapports entre Jean-Luc et Pennebaker étaient absolument inexistants. Leacock et Pennebaker ont fait leur truc en jouant du zoom et en courant autour, Jean-Luc ne voulait que des plans fixes. Et c'es très étranges quand tu regardes One P.M. car tu vois Jean-Luc comme un zombie dans un coin de l'écran absolument incapable de sais ces singes fous" Interview dans Take One en 1975).

Letter to jane, an investigation about a still (1972)
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En octobre 72, il fait avec Gorin une tournée dans les universités américaines où ils présentent Tout va bien et un essai en 16mm : Lettre à Jane, enquête sur une photo. Ce film de 45 minutes est basé sur une photo-couverture de L'Express qui représente Jane Fonda en train de regarder un village dévasté du Nord-Vietnam. La légende de la photo dit à peu près ceci : "Jane Fonda interroge les Nord-Vietnamiens sur les bombardements américains". La lettre que Godard-Gorin adresse à Jane Fonda est une critique de son attitude de vedette internationale, de son comportement "paternaliste" envers les Vietnamiens qu'elle se permet d'interroger au lieu de simplement les écouter...

"exercice en sémiologie barthésienne, une étude en cybernétique, une histoire du cinéma, une critique marxiste de la culture populaire "
Sight and Sound, été 73

Deux autres films sont disponibles dans le coffret :
> un film publicitaire Schick (1974)



> Ici et ailleurs (1974) / 53 minutes

En bonus, nous retrouvons des présentations de David Faroult, un livre (en espagnol) Chronologie du groupe Dziga Vertov (64 pages).

Enfin nous ne pouvions finir ce message sans évoquer la prochaine sortie de trois films de Jean-Pierre Gorin en zone 1 chez Criterion / Eclipse


> Poto and Cabengo (1980)
Grace and Virginia are young San Diego twins who speak unlike anyone else. With little exposure to the outside world, the two girls have created a private form of communication that’s an amalgam of the distinctive English dialects they hear at home.
> Routine Pleasures (1986)
What do a club devoted to model trains and the legendary film critic and painter Manny Farber have in common? These two lines intersect in Jean-Pierre Gorin’s lovely and distinctly American film.
> My Crasy Life (1992)
Jean-Pierre Gorin’s gripping and unique film about a Samoan street gang in Long Beach, California, is, like other works by the filmmaker, a probing look at a closed community with its own rules, rituals, and language.

Un coffret 100 % U.S.A. pour un réalisateur français dont aucun film n'est disponible en France. Il faut croire que, ni sa collaboration avec Godard, ni son travail documentaire n'est trouvé grâce aux yeux des éditeurs français... et c'est bien dommage. Grâce à ces deux coffrets dvd, le cinéphile a aujourd'hui la possibilité de voir ces trésors oubliés.

Pour commander le coffret Godard envoyez un mail à theendstore@gmail(POINT)com

1 commentaire:

R. Claude a dit…

Malgré plusieurs tentatives, les films réalisés par Godard durant ses (longues) années gauchistes* sont au-dessus de mes forces. Récemment, j'ai acheté Sympathy For The Devil parce que je trouve que le cinéaste filme très bien les musiciens, mais là aussi les passages politiques plombent le film. Lourdauds, pénibles et limite ringards. Pour moi, ça confirme que l'engagement militant réduit toujours la portée artistique d'une œuvre.

* Je n'ai pas du tout envie de regarder son Film Socialisme.