Un de nos films coup de cœur de l'an passé, (découvert à Nice en mai 2011 grâce à L’Éclat) sera prochainement disponible en dvd le 4 avril prochain dans une édition très riche. Mais avant de vous dévoiler le contenu de cette sortie, retour sur le film avec la chronique de Stéphane Du Mesnildot dont nous apprécions particulièrement son travail, que se soit aux Cahiers du Cinéma, sur son blog (les films libèrent la tête) ou en tant qu'auteur*.
The ballad of Genesis and lady Jaye retrace l'histoire hors norme de l'artiste Genesis Breyer P-Orridge et de sa femme et partenaire artistique, Lady Jaye, qui par amour ont décidé de se fondre en une seule entité. Artiste majeur de l'avant-garde new-yorkaise de ces 30 dernières années, considéré comme l'un des pères de la musique industrielle, Genesis a défié les limites de l'art et de la biologie. En 2000, il débute une série d'opérations afin de ressembler trait pour trait à Lady Jaye, une performance risquée, ambitieuse et subversive. The ballad of Genesis and Lady Jaye relate cet acte ultime d'amour et de dévotion.
Je serai ton miroir
"I'll be your minor" : c'est la chanson à laquelle on pense devant The Ballad of Genesis ans Lady Jaye, magnifique chanson que Lou Reed écrivit pour Nico sur le premier album du Velvet Underground. Le film de marie Losier, portrait de l'amour symbiotique de deux personnalités hors du commum, pousse le voeu jusqu'au bout : renier jusqu'à son identité génétique pour ne faire plus qu'un avec l'aimé.
Lorsqu'en 1993, Genesis P-Orridge, "pape" de la musique industrielle et leader des groupes Throbbing Gristle et Psychic TV, rencontre Jacqueline Breyer alias Lady Jaye, "performance" new-yorkaise extrême, il en tombe fou amoureux. Tous deux s'engagent dans un projet artistique et passionnel qu'ils nomment "pandrogynie" : devenir le reflet l'un de l'autre par une série d'opérations chirurgicales et hormonales, et créer ainsi une nouvelle entité, ni masculine ni féminine. La transexualité est au cœur du projet, même si les deux artistes entendent dépasser le genre. Genesis et Lady Jaye se vivent comme des superstars warholiennes, des personnages de fiction et des œuvres d'art. Avec Brummel, ils pourraient dire : "La création de moi-même est ma folie".
On mesure le chemin parcouru lorsque marie Losier montre Genesis retrouvant dans ses archives son premier disque, enregistré à 17 ans. "Voilà ce qui peut arriver parfois à une idée", déclare-t-il, considérant le jeune rebelle londonien, fou de beat litterature, devenu depuis une flamboyante créature. L'idée, de façon très cronenbergienne, a le pouvoir de modifier le corps et la chair. "Le corps n'est qu'une valise dans laquelle nous sommes transportés, déclare Genesis. La pandrogynie, c'est l'esprit, la conscience. Pendant les années 70, au sein de Throbbing Gristle ou du collectif COUM Transmissions, proche des activistes viennois, Genesis travaillait une dimension charnelle souvent dérangeante, exposant l'envers d'une société britannique puritaine et répressive. La nudité, les mutilations, la pornographie, l'exposition de déchets organiques étaient déjà une façon de dévoiler la vie scandaleuse de la chair. Dans sa musique, intégrant les sons concrets de la société industrielle et dans son corps, site des mutations les plus radicales, Genesis applique les méthodes littéraires de William S. Burroughs et de Brion Gysin, en particulier le célèbre cut-up : la création d’œuvres originales à partir du découpage d'un ou plusieurs textes et de leur assemblage aléatoire. "Ouvrir un trou dans la réalité", et mettre au monde des entités artistiques inédites, tel est le but du cut-up pour Genesis. C'est à une opération du même ordre, sur leurs organismes et leurs identités sexuelles, que se sont livrés Genesis et Lady Jaye, pour parvenir à la créature hermaphrodite Breyer P-Orridge (nom désormais adopté par Genesis). "La peau que j'habite" aurait pu aussi être le titre de cette love story transgenre où l'amour fait muter les corps.
Construire un documentaire autour de tels personnages impliquait de ne pas se limiter à une succession de témoignages face caméra. La Française Marie Losier, basée à New-York, s'inscrit dans la tradition de l'underground new-yorkais et du cinéma à la fois intime et expérimental de Jonas Mekas. Elle retrouve l'économie artisanale de l'underground, maîtrisant de bout en bout la conception du film, du tournage à la prise de son et au montage. Cette liberté, ce goût pour l'improvisation et ce rapport direct au corps sont en parfait adéquation avec les principes artistiques de ses modèles. Lady Jaye avait accepté la présence de la réalisatrice car elle considérait son histoire d'amour avec Genesis comme leur œuvre d'art commune et voulait qu'en soit conservé le souvenir. Marie Losier s'est immergée dans le quotidien du couple pendant sept ans, suivant leurs performances et concerts, mais aussi leur vie sentimentale, simple et émouvante, d'anniversaires en promenades dans Central Park. Le tournage à la Bolex 16mm et les bobines de trois minutes obligeaient la réalisatrice à la fragmentation, à saisir des instants et à travailler par croquis rapides, sans plan établi.
Ce témoignage était déjà précieux mais Marie Losier a poussé son exigence plus loin au montage. L’absence de linéarité est complexifiée par le collage de photos, de documents en vidéo ou de home movies en super 8, pour la plupart inédits. Autour de ces personnages en métamorphose, c'est l'identité organique du film lui-même qu'il devient ardu de définir. La pellicule mutante agrège non seulement les supports mais aussi les époques. Genesis, comme en rêve, retourne dans le passé et rejoue sa rencontre avec Lady Jaye dans le donjon d'une domina new-yorkaise. Nous le retrouvons aussi enfant, revivant une traumatisante journée d'école. Dans d'autres saynètes, cette fois libérées de tout ancrage temporel, il exécute de petites chorégraphies burlesques et émouvantes. Avec audaces, la réalisatrice reprend les formes du cinéma expérimental et monte certaines séquences en d'hypnotisantes coupes métriques, boucles et répétitions. Si l'influence du cut-up est perceptible chez la "biographe", plane également l'ombre de Derek Jarman qui fut l'ami intime de Genesis. Malgré les couleurs pop, acidulées ou saturées, et les excessives queens punks, le cinéma de Marie Losier, comme celui du Jarman de Jubilee, est profondément mélancolique : ces belles fleurs artificielles sont déjà en train de se faner et mourir. La chronique d'un amour, sujet originel de la réalisatrice devient le récit tragique d'un deuil.
La ballade est écrite au passé puisqu'en 2007, la mort a ravi à Genesis sa compagne, mettant brutalement un terme à leur utopie pandrogyne. Cette dimension mélodramatique est la plus douloureuse, car Genesis se retrouve désormais seul dans un corps dont le destin était d'être couplé. c'est le romantisme noir et l'histoire de fantômes dissimules sous le camp, le strass et les paillettes. Le film de Marie Losier pourrait être un tombeau pour l'amante défunte si la tentation funèbre n'était pas balayé par l'énergie créatrice de Genesis Breyer P-Orridge. Plutôt que de parler de mort, il dit : " Elle a abandonné son corps." Si Lady Jaye n'est plus de ce monde, l'idée qu"elle a représentée demeure et continue d'être la force motrice du travail de l'artiste. Et The Ballad of Genesis and Lady Jaye atteint un optimisme inattendu.
Stéphane Du Mesnildot in Cahier du Cinéma #672 (novembre 2011) p.54-55
En bonus, voici l'interview de Genesis P-Orridge et de Marie Losier, extrait du dossier de presse du film.
(Cliquez sur l'image pour agrandir)
Et les suppléments du dvd dans tout ça ? Vous retrouverez donc les courts-métrages de Marie Losier (par encore de titres mais espérons qu'il s'agisse de ceux diffusés en janvier dernier au Centre Pompidou dans le cadre de la soirée spéciale qui lui était consacrée. Pour informations voici la liste des courts projetés pour Hors pistes 2011 : Tony Conrad DreaMinimalist, Slap the Gondola, Cet Air La, The Ontological Cowboy, Papal BrokenDance) ; une interview de la réalisatrice ainsi que du producteur et de Genesis P-Orridge ; retour sur l'avant première du film et bien entendu les traditionnelles filmographies, biographies et bande-annonce.
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*Jess Franco, Énergies du fantasme et Fantômes du cinéma japonais, tous deux disponibles dans notre boutique theendstore.com
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