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Deep End | Jerzy Skolimowski

L'année 2011 semble être l'année du renouveau pour le réalisateur polonais. Après la sortie d'Essential Killing en salles, Deep End, sans aucun doute son film le plus emblématique, retrouve le chemin du grand écran dans une version restauré. Une ressortie mondiale puisqu'en Angleterre le film sera prochainement disponible en combo dvd/bluray accompagné d'un disque de bonus. Le dvd français de Deep End devrait sortir cet automne. Et cela ne semble pas fini puisque à la rentré Malavida - déjà distributeur en dvd des premiers longs métrage de Skolimowski - sortira le Départ avec Jean-Pierre Léaud, nous y reviendrons...


Mike vient de sortir du collège et trouve un emploi dans un établissement de bains londonien. Susan, son homologue féminin, arrondit ses fins de mois en proposant ses charmes à la clientèle masculine. Amoureux jaloux de la jeune femme, Mike devient encombrant.

Sous ses apparences de comédie outrancière ou de joyeux bizutage, Deep End dissimule un drame cruel de l’adolescence qui navigue entre thriller psychologique et tragédie romantique. Avec un sens ahurissant de la composition plastique, Jerzy Skolimowski suit la déambulation d’un garçon hanté par l’image d’un amour insaisissable. Cette oeuvre au ton instable est une plongée frénétique dans l’East End, négatif sinistre du Swinging London qui invoque les ambiances de Répulsion (Roman Polanski) ou de Blow-Up (Michelangelo Antonioni). Traversé par la musique des seventies, de la folk-pop de Cat Stevens au rock expérimental du Groupe Can, Deep End est l’un des films emblématiques du cinéma indépendant.

JERZY SKOLIMOWSKI, L’OEIL DU PEINTRE
Le cinéma de Jerzy Skolimowski ne ressemble à aucun autre, à l’image de cet artiste protéiforme qui se définit aussi bien comme un peintre ou un poète et qui a été boxeur dans une vie précédente. Devant Deep End, on est saisi par l’éclatant équilibre des couleurs et la finesse de la composition picturale. Des murs entiers peints en vert, rouge, jaune, comme chez Jacques Demy. La chevelure rousse de Jane Asher détourée par la neige, on pourrait être chez Douglas Sirk. Et à chaque instant, la puissance visuelle de l’image concentre les émotions contradictoires des personnages, s’attirant ou se repoussant en une abstraction sentimentale.


« Il y a des films sublimes dont on ne peut parler avec personne. Ils échappent aux histoires officielles du cinéma, disparaissent pendant des années, avant d’être injustement oubliés. Deep End est de ceux-là. Je l’ai aimé tout de suite, et il n’a cessé de me hanter depuis que je l’ai découvert. »
NICOLAS SAADA

L’ENVERS DES SWINGING SIXTIES
En donnant le rôle de la "Soho bitch" à Jane Asher, qui est alors la petite amie de Paul McCartney et par extension de toute l’Angleterre branchée, Jerzy Skolimowski saccage les clichés des Swinging Sixties. Pire, il tire de sa retraite la voluptueuse Diana Dors, autrefois appelée "la Marilyn anglaise", et lui fait jouer une scène délirante dans laquelle elle atteint l’orgasme en louant les prodiges de l’attaquant vedette de Manchester United : George Best. Libéré du poids du régime polonais qu’il vient de fuir, Jerzy Skolimowski s’amuse, misatirique, mi-dépité, des libertés prétendues de l’Europe de l’Ouest. Son compatriote et ami Roman Polanski en avait filmé le "dead end" (Cul-de-sac). Le "deep end" de Skolimowski, quant à lui, désigne aussi bien le fond de la piscine que le quartier prolétaire de l’East End, antagoniste décrépi et zone refoulée du Swinging London.

UNE BANDE ORIGINALE CULTE
"But I might die tonight" ("Je pourrais mourir ce soir"). Portées par le chant rauque de Cat Stevens, ces paroles prophétiques ouvrent Deep End. Si les mots sont de Skolimowski luimême, le lyrisme du célèbre songwriter britannique donne à la métaphore tout son sens juvénile : crier sa rage de vivre en tentant effrontément la mort. Il faut dire qu’en 1969-70, Cat Stevens est une icône pop qui vient de subir une grave crise de tuberculose. Au sommet de sa carrière, il enchaîne les tubes comme Wild World ou Father and Son mais commence en parallèle une quête mystique et contestataire qui le mènera à sa conversion à l’islam en 1977. Plus tard dans le film, l’inoubliable séquence nocturne où Mike traque Susan dans les rues de Soho est électrifiée par le Mother Sky du groupe culte Can. Cette piste lancinante de près de 15 minutes mêle un groove extatique à un rythme endiablé sur lequel se pose la voix emblématique du chanteur Damo Suzuki. Figure phare du krautrock (courant psychédélique d’Allemagne de l’Ouest) et fervent disciple de Stockhausen, Can nous rappelle que Deep End a été en partie tourné à Munich. La dilatation temporelle que suggère le morceau contribue à la mise en scène de Skolimowski qui mélange les repères et pervertit les certitudes. En joignant ces deux pôles du rock des seventies, l’un populaire et l’autre avant-gardiste, la bande originale de Deep End provoque un court-circuit artistique qui peut définir le film : hétéroclite et bouillonnant.



Bonus :
> Starting Out: The Making of Jerzy Skolimowski's Deep End (2011, 74 minutes): a comprehensive new feature-length documentary
> Deep End: The Deleted Scenes (2011, 12 minutes): short documentary exploring the scenes that never made the grade
> Original theatrical trailer
> Careless Love (Francine Winham, 1976, 10 minutes): rare and disturbing tale in which a woman (Jane Asher) takes drastic action to keep the affections of the man she loves
> Illustrated booklet featuring new essays by David Thompson, Yvonne Tasker, and Skolimowski expert Ewa Mazierska
> Recalling Deep End (2011, 25 minutes, bonus DVD only): Jane Asher and John Moulder-Brown interviewed onstage with BFI curators William Fowler and Vic Pratt
> Deep End 2011 reissue trailer (bonus DVD only)

Pour ceux qui ne connaissent par le cinéaste, voici ce que disait Alain Jouffroy* dans la revue Opus International en 1968 :

Individualiste forcené et conscient de l'être, Skolimowski a dé-conditionné le héros des films tournés dans les pays de l'est. Il ne tourne pour autant le dos ni au socialisme, ni à la société, ni aux passants qu'il rencontre tous les jours dans la rue [...] Il est comme ses films, nerveux, rapide, violent, présent à tout ce qui lui arrive, incapable de résister au plaisir de se donner entièrement à la communication la plus forte, et dangereusement solitaire. C'est-à-dire qu'il s'est fait, assez rapidement, un très grand nombre d'amis, dont on peut serrer les mains jusque dans les villas les plus cachées des rues les plus désertes [...]
Son plus grand mérite, je crois, consiste à avoir tué en Pologne cet éternel Ubu qu'est et que sera toujours l'Acteur : le mage, le grand pretre du jeu des clins d'Yeux et des poses, le sorcier de la séduction, l'autorité aveugle de la vedette. Il l'a tué comme ça, sans y penser, et parce que cela lui était aussi naturel que pour un oiseau matinal de s'envoler dans le brouillard le plus épais. Il a tué l'acteur pour exister lui-même, et pour se substituer lui-même tout entier au théâtre : pour faire passer les instants réels dans la trame, pour faire vibrer les sons dans la chair du paysage, pour faire démarrer sa voiture hors du garage des concepts et des théorèmes de la distanciation. A la dictature d'Ubu-acteur, il a substitué, comme Jean-Luc Godard, la révolution permanente de la présence : cela même qu'on ne capte pas, qu'on ne pétrifie pas qu'on ne classe pas.[...]
Le cinéma de Skolimowski, fondé sur le sentiment éprouvé du danger qu'il y a pour chaque homme à "livrer un match, engager un combat", fondé sur les principes que chacun peut se créer pour exercer une action transformatrice sur les autres, n'est pas le cinéma du mensonge esthétique, du mensonge de la propagande, du mensonge qui consisterait à croire qu'une œuvre peut se confondre avec un but. non, ce qui peut tuer Skolimowski, c'est ce qui peut tuer chacun de nous : l'interdiction qui nous serait un jour faite d'introduire la révolution collective dans l'individu, et l'individu le plus individuel dans la révolution. Sa prise de conscience comme là.


Opus International #6, Avril 1968. p47-49

Source : Carlotta

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*Alain Jouffroy est le co-créateur de la revue Opus International. Écrivain, poète et penseur avant-gardiste. Alain Jouffroy est également le scénariste du film Détruisez-vous de Serge Bard dont nous parlons ici

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