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Rétro-viseur : Coming Apart (1969)

Après quelques mois d’absences, retour de notre rubrique le rétro-viseur avec Coming Apart, un film précurseur, avant-gardiste, proposant une réflexion passionnante autour de l'image de soi au sein d'un groupe et de sa mise en spectacle.

Été 2004. L'été est devenu depuis de nombreuses années le moment propice pour les blockbusters et les ressorties (voire aussi pour de simple sortie technique de film au "potentiel commercial" moindre). Coming Apart est un trésor caché connu par une poignée de cinéphile. Et pour cause, classé X (pour pornographie) par la censure américaine, le long-métrage a eu un destin chaotique de ceux qui les font entrer dans la légende. Et qui d'autre qu'une légende du journalisme tel que Philippe Garnier pour vous convaincre qu'on tient là un bijou du 7ième art.

Malgré les signes extérieurs, Coming Apart n'a rien d'un film expérimental, ni marginal. Juste un film très nouveau par le ton. Joe, psychiatre établi et marié, loue un appartement pour mener une double vie, recevoir d'anciennes patientes séduites, ou simplement le tout-venant de la rue en bas qui sonne à sa porte. Joe filme ses conversations et ébats sexuels comme un analyste peut enregistrer une session sur canapé, mais même s'il a le doigt sur la commande qui active et arrête la caméra, il finit par perdre le contrôle de son jeu, qui n'est en somme que le reflet de sa propre détérioration. Jim McBride avait bien fait David Holzman's Diaries un an avant (un garçon se filme, avec amorces visibles, etc.), Cassavetes poursuivait bien ses dénuements d'âmes à force d'écriture drôle et sauvage (mais ici les dialogues de Ginsberg sont plus drôles, et encore plus coupants), Warhol avait bien amené ses corps blêmes et sa caméra fixe, Ginsberg était néanmoins dans une autre sphère ­ peut-être plus évidente aujourd'hui qu'à l'époque.

«Antonioni, Antonioni, Antonioni», rigole le cinéaste pour justifier les noirs de sa photo de nuit, les gris chics de sa photo de jour. «Et Bergman vous donnait des bons gris, à cette époque. La nudité, par contre, c'était dans l'air. On en voyait beaucoup au théâtre off-broadway, que je fréquentais depuis des années ; il y avait Warhol et tout ça. Les premiers films pornos joueraient sur Times Square un an plus tard. J'étais aussi très épris du cinéma japonais de l'époque, ce Cinémascope noir et blanc, cette façon de filmer l'intime en grand. Etrange obsession, d'Ichikawa, m'avait particulièrement frappé pour ça, même si celui-ci est en couleur.»

Pour la distribution, Ginsberg avait eu à la fois recours à ses contacts et aux agents de casting. Il connaissait Rip Torn par un ami commun. «Il m'avait dit, "si jamais tu as un rôle romantique à me proposer, je suis ton homme", s'amuse aujourd'hui le cinéaste. Romantique ! C'est un des dépouillements de caractère les plus sauvages que je connaisse, une performance d'acteur comparable à Brando dans le Dernier Tango.» Lois Markle, la masochiste aux traces de cigarettes, était à l'Actor's Studio, qu'il fréquentait. On lui doit la scène la plus drôle du film, la mieux écrite aussi («et où je trouverais un canard ?», «Je n'ai pas de commode non plus.») «Bobby Blankshine, le travelo, était formidable aussi. On en avait auditionné d'autres, de la Factory, Jackie Curtis je crois, mais Bobby portait ce besoin d'attention sur lui. Et ce désir absolu de se détruire ­ à tout, héroïne, Southern Comfort, sexe. Il était danseur, il est mort à Berlin avant la vague du sida.»

Aussi dérangé que dérangeant
Ginsberg avait vu Sally Kirkland dans une pièce de Terence McNally, où elle jouait nue attachée sur une chaise, un mouchoir enfoncé dans la bouche. «Quand elle a amené son script pour tourner Coming Apart, on aurait dit le Talmud, tout griffonné dessus par elle et par Strasberg ! La chose que je lui ai demandée, à elle et aux autres acteurs, c'était d'essayer de faire le vide entre deux répliques, d'évacuer tout le travail qu'ils avaient pu faire avant pour le rôle. J'avais remarqué que ces pauses donnaient l'impression de spontanéité, d'improvisation. Ce qui n'était pas du tout le cas. Les scènes étaient répétées à mort, certes, mais tout était écrit. Et on ne faisait pas plus de trois, quatre prises. C'était l'avantage de cet appartement : avec mon chef opérateur, Jack Jaeger, on avait fait la lumière une fois pour toutes. L'avantage de la caméra fixe. Le matin, on arrivait à neuf heures, et à neuf heures trente on était prêts, on avait tout ce temps pour répéter.»

Cet appartement était aussi pour Ginsberg une sorte de vengeance sexuelle, qui donne peut-être au film ce petit plus dérangé si dérangeant : tout comme Monica, la psychiatre et ancienne maîtresse jouée par Viveca Lindsford, se plaint que Joe l'ait suivie dans son immeuble pour lui rendre la vie impossible, Ginsberg en réalité avait loué cet appartement dans l'immeuble moderne d'un ancien amour qui, lassée de son inconstance, avait fini par se marier. Les voir ensemble dans son quartier était une torture pour le cinéaste, un affront personnel et preuve générale de faillite. «J'ai fini par rester sept ans dans cet endroit, avec le même mobilier (sans le miroir !). J'adorais cet immeuble, une des deux tours conçues par I.M.Pei, à l'époque totalement isolées dans un quartier délabré de l'East Side plein d'immeubles à quatre étages, entre la 30e et 33e rue. J'appelais cet endroit Antonioni Square ­ beaucoup de psychanalystes y habitaient, à cause de Bellevue tout près sur la 1ère Avenue, et aussi plein d'hôtesses de l'air, à cause du Terminal qui était là à cette époque, et pas mal de photographes de mode.» Le parfait nid pour l'érotomane qu'était Ginsberg durant ces années ­ transfuge du Bronx vite séduit par Manhattan et sa culture, un habitué du légendaire repaire à peintres et poètes sur Union Square, Max's Kansas City, et le genre à longtemps sortir avec une institutrice qu'il ne pouvait pas supporter, juste parce qu'elle était le sosie de Monica Vitti (dans le même ordre d'idée, Viveca Lindsford lui rappelait la tante d'une copine qu'il adulait étant jeune). Il avoue aujourd'hui avoir écrit le script dans un état de fureur vengeresse. Le dispositif, par contre (un sofa, un miroir et une caméra fixe dissimulée), il croit le tenir des boulots de monteur qu'il faisait à l'époque sur les documentaires des frères Maysles, ou sur l'émission la Caméra invisible. «Je voyais la vie des gens se dévider, et c'était toujours un choc d'arriver aux amorces et numéros.»

D'après lui, tout était prévu, écrit d'avance jusqu'au moindre «pop» sur la bande-son, même s'il avait encouragé ses acteurs à improviser dans les scènes de sexe, leur garantissant qu'ils auraient droit de veto sur ce qui serait utilisé. «Seule Sally l'a exercé sur un truc que j'ai enlevé ­ Shelley Winter lui ayant dit que sa carrière serait foutue sinon.» La fin aussi n'est pas comme dans le script. «J'avais un long monologue avec Rip, qu'on a filmé mais que je n'ai pas utilisé. Je voulais accélérer la désintégration, la rendre sensible par l'image plutôt que la parole. Il y a un déséquilibre voulu entre les scènes "amusantes" et les scènes dramatiques. Et puis c'est en tournant, jour après jour, que j'ai su que j'allais briser le miroir. Quand on l'a fait le dernier jour, je n'avais qu'une trouille, c'est que Sally ne jette pas cet objet juste au centre, ou pas assez fort ; qu'elle ne fasse qu'une fêlure et que le miroir reste entier.»

Musical
Il y a tout ce go-go dancing dans le film, qui lui aussi fleure bon l'époque. La musique était partout : Ginsberg se souvient avoir joué les Supremes durant la scène d'orgie ­ le Jefferson Airplane mis par-dessus au mixage. Et le Band (croit-il se souvenir) sur cette scène aussi étonnante qu'hilarante quand Kirkland copule avec le genou de Rip Torn tout en dansant. La fille au landau (sans expérience d'actrice, qui avait passé la tête à la porte du bureau de casting, avec la même expression d'innocence allumée que demandait le rôle) nous gratifie d'un numéro de jerk entier, avec et sans minijupe... Ironiquement, Ginsberg a dû avoir recours à une autre musique pour la sortie DVD en Amérique, les contrats d'époque avec le groupe ayant complètement disparu. «On m'a recommandé ce type de Brooklyn, Frank Xavier, qui fait dans le psychédélique. Le mec s'est révélé être un génie ! ça me gêne de le dire, mais je préfère la nouvelle musique à celle de l'Airplane ­ elle délivre le même poids, avec plus de férocité encore.»

La férocité est aussi dans la performance finale de Sally Kirkland, qui fut marginalement une égérie de Warhol. «Le personnage de Joanna est inspiré de Valery Solinas. Rip est dans son genre tordu un cinéaste un peu comme Warhol, et Joanna un membre de sa ménagerie qui retourne chez lui pour le tuer. Bien sûr, elle est un double de Joe, une expression plus développée de sa noirceur.»

En 1970, le film fut un échec dont Ginsberg a mis trente ans à se remettre, ruminant son obscurité tout en faisant des travaux de monteur. Ce n'est qu'en 1999, après un passage au MoMA, qu'une ressortie en salles et en DVD permit à Coming Apart de trouver le public qu'il lui fallait, et à Ginsberg le minimum de reconnaissance qu'il convoitait à l'époque. Car Ginsberg est dans la vie comme son film, un mélange de nombrilisme effréné et de sauvage drôlerie.
Philippe Garnier "Coming Apart : Sex and fun" in Libération - 14 juillet 2004



MK2, distributeur du long-métrage en salle (puis en dvd), a senti toute l'importance du film qu'il avait entre ses mains et n'a pas lésiné sur la publicité en proposant non pas un simple rappel de l'affiche du film dans la presse, mais en créant pour l’occasion une campagne de pub visuellement splendide dont nous proposons ci-dessus et ci-dessous des exemples.


En bonus, THE END vous propose un entretien avec le réalisateur extrait du dossier de presse pour la ressortie du film. Pour lire confortablement, cliquez sur les images afin de les agrandir ou clic-droit avec la souris, afficher l'image. Enjoy !









Le film est en vente sur theendstore.com

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