Positif #591
Le numéro du mois de mai est déjà disponible dans les kiosques et nous nous permettons de reproduire l'édito de Michel Ciment tant ses propos nous sommes évocateurs d'une situation que malheureusement nous constatons au quotidien à la boutique : le cinéma (un certain type du moins) ne fait plus recette. Mr. Ciment parle de la fréquentation en salle mais nous pouvons - je pense- établir un parallèle avec le dvd tant le grand public semblent avoir perdu de la curiosité à l'égard de films "différents".
ÉDITORIAL
Une exception française ?
Plus que jamais, les organismes officiels et les acteurs majeurs de la profession se sont rengorgés à la vue des recettes que le cinéma engrange depuis quelques semaines. Au 7 avril, sur le territoire français, Avatar avait rassemblé 14 619 495 spectateurs. Shutter Island, en six semaines, attirait 2 942 952 clients, La Rafle, 2 470 620 en quatre semaines, L’Arnacœur, 2 292 796 en trois, Alice au pays des merveilles, 2 712 354 en deux. Dans le seul premier trimestre, on compte 55 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit 10 à 12 % d’augmentation par rapport à l’année précédente. Mais, si on considère le tableau des Top 40 publié par Le Film français (9 avril 2010), les perspectives sont moins exaltantes. Les films présents sur la liste sont tous anglo-saxons ou français, excepté cinq titres : deux allemands (Soul Kitchen, La Révélation), un espagnol (Manolete), et deux asiatiques en queue de peloton (Dream du Coréen Kim Ki-duk avec 10 207 entrées en deux semaines ; Achille et la tortue du Japonais Takeshi Kitano avec 28 202 entrées en quatre semaines). L’écart se creuse de plus en plus entre quelques titres au succès spectaculaire et bon nombre de films d’auteur qui peinent à trouver leur public. Tatarak de Wajda n’a eu que 7 000 visiteurs en une semaine, et Le Neuvième Jour de Volker Schlöndorff est sorti directement en DVD. Quant à La Poussière du temps de Theo Angelopoulos, avec (excusez du peu) Willem Dafoe, Bruno Ganz, Irène Jacob et Michel Piccoli, il n’est toujours pas sur nos écrans plus d’un an après sa présentation au festival de Berlin.
Certes l’Hexagone reste privilégié par rapport à la plupart des autres pays, mais le public y semble moins friand de diversité et moins curieux d’œuvres rares. Tous les distributeurs s’accordent à observer qu’un film d’auteur qui attirait il y a dix ans 150 000 spectateurs n’en rassemble plus aujourd’hui que 50 000. Il y a sans doute à cela plusieurs explications : le cinéma n’est plus au centre de la vie culturelle comme il le fut dans les années 60 ; on a laissé dépérir le dense réseau des ciné-clubs appartenant à des fédérations actives et cinéphiles qui formait, jusque dans chaque lycée, les goûts des adolescents pour des mets variés ; la télévision, qui programmait dans les années 70 des films étrangers de diverses nationalités, a abandonné son rôle formateur au profit des séries, des téléfilms et des talk-shows, considerant le film de cinéma comme un produit secondaire ; la critique, enfin, a perdu son caractère prescriptif (un article de Bory dans Le Nouvel Observateur ou de Baroncelli dans Le Monde pouvait entraîner quelques dizaines de milliers de spectateurs dans les salles) alors que, devant l’avalanche des sorties (plus d’une soixantaine par mois), le public a surtout besoin de repères.
De même que Pascale Ferran s’inquiétait des dangers qui guettaient les films du milieu, on peut craindre que les distributeurs de taille moyenne, qui ont tant contribué à faire connaître des réalisateurs de talent, rencontrent de graves difficultés pour continuer leur travail de défrichage. Quant aux meilleurs des exploitants d’art et essai qui travaillent à fidéliser leur public en offrant un maillage de salles sans doute unique au monde, ils vont affronter des frais supplémentaires avec le passage au numérique et la nécessité de renouveler régulièrement un équipement coûteux.
Jamais la production mainstream n’a été aussi puissante et populaire, comme le montre Frédéric Martel dans son ouvrage homonyme (Flammarion), et là encore les États-Unis donnent le ton. Le cinéma emprunte le chemin qu’a connu l’industrie du livre avec les conglomérats qui regroupent plusieurs maisons d’édition, et les chaînes mégastores qui privilégient les best-sellers et négligent les petits éditeurs. Ce sont les librairies indépendantes qui jouent le rôle des salles d’art et essai pour orienter les lecteurs dans une production surabondante. En remplaçant terme à terme livre par film, on peut craindre que les propos d’André Shiffrin-Cassandre dans son stimulant essai L’Argent et les Mots (La Fabrique) n’illustre le futur possible de la production cinématographique : « J’ai dit un jour en plaisantant que l’on était passé de l’infanticide, en laissant tomber les nouveaux titres sans grand espoir de vendre, à l’avortement en dénonçant les contrats de livres existants qui n’étaient plus considérés comme financièrement valables. Aujourd’hui, on en est à la contraception : on fait en sorte que de tels titres n’entrent plus du tout dans le processus de production. »
La recherche effrénée des énormes profits immédiats qui caractérise actuellement les grands groupes – alors qu’un film doit pouvoir s’installer dans la durée – est le danger le plus grand pour l’avenir de ce que certains considèrent encore comme un art.
Michel Ciment
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