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Derek Jarman sur grand écran

Tandis que sa filmographie apparait au compte goutte en dvd - du moins en France seulement trois films disponibles* sur le support - le grand écran (et l'import) reste encore le meilleur moyen pour découvrir ou revoir certains long-métrages rares de Derek Jarman (1942-1994). Le cinéphile aura en ce début d'année deux occasions pour voir dans les salles obscures, deux films emblématiques de sa carrière, Jubilee (1978) au Forum des images (Paris) dans le cadre d'un cycle "London is swinging" et Edward II (1991) au Nouveau Théâtre de la cité (Nice).



L’ange Ariel prédit à la reine Elizabeth l’avenir de l’Angleterre, où régnerait l’anarchie. “Jubilee est un portrait réaliste et haut en couleurs de ce qu’a pu être l’éclosion du mouvement punk à Londres, plein de violence, de passion, de sexe, de drogue et de mort.” (Alain Pacadis, Libération)


Analyse de Gérard Courant
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On se demande bien de quelle manière ce film va être reçu par le public. Tourné en 1977 au moment où le mouvement punk était en pleine effervescence, il a, trois ans plus tard, un petit goût de rétro qui, à coup sûr, n’est pas pour le désavantager. Et pourtant, c’est un film qui ne triche jamais avec lui-même : donner un aperçu parcellaire et jamais global d’un fait de société qui secoua les bases tranquilles de la société britannique. Tout y est : violence, sexe, destruction, vermine, décadence, bref, l’apocalypse. Derek Jarman épouse ces idées et cette réalité en filmant joyeusement et avidement la crasse, un Londres rempli de merde, un Londres ignoré des touristes et envahi par les punks, le tout en un rituel endiablé qui fait plaisir à voir.

Derek Jarman se sent à l’aise dans cet espace. Il n’a ni l’oeil de l’ethnologue, ni celui du sociologue venant enquêter sur un groupe marginal dont il ne pourrait donner qu’une représentation obligatoirement floue et diffuse. Rien de tout cela : il sait sur quel terrain il se trouve et filme en conséquence sans se soucier le moins du monde d’une quelconque grammaire cinématographique. Pour filmer les partisans de la destruction, on ne pouvait pas demander mieux ! Il invente à mesure qu’il filme. Ce n’est jamais génial, mais jamais ennuyeux et toujours emballant.

L’histoire est cucul et à l’eau de chardon : en 1578, l’alchimiste John Dee propose à la Reine Elizabeth de faire un voyage dans l’avenir. Elle accepte et découvre un Londres sans couronne, sans loi, sans ordre, aux mains et aux bottes de cuir de hors-la-loi anarchistes. Comment est-ce possible, se dit-elle ? Vous imaginez sa surprise ! C’est drôle, d’autant que, à aucun moment, les personnages de ce film ne se prennent au sérieux. Je ne sais pas comment Derek Jarman est parvenu à imprimer si fortement cette impression, mais ça marche ! On peut imaginer que chacun des interprètes a pu donner beaucoup de lui-même et en retour Jarman a dû les laisser très libres.

À qui s’adresse un tel film ? Assurément pas aux punks puisqu’ils n’existent presque plus ! À tout un chacun, sans aucun doute, car il se propose, sans ambages ni cérémonie, de mettre à vue et à nu un monde effondré, en totale décrépitude où la seule loi qui demeure est celle du plus fort. Bref, c’est un monde pourrissant qui tire à sa fin. Et si ce monde était le nôtre ?

Derek Jarman procède de la même manière que le Godard de Alphaville ou que le Kubrick de Orange mécanique. Ses extérieurs très réels de la périphérie londonienne deviennent un autre monde. Jarman situe son futurisme dans le monde d’aujourd’hui avec des flics presque identiques à ceux de sa majesté, la Reine d’Angleterre. Épurant le genre romanesque avec l’énergie d’une réalité quotidienne, Jarman se trouve confronté avec ce que Annette Michelson, dans son étude sur Alphaville, désigne par la notion d’immanence : immanence du futur dans le présent, de l’horrible dans le quotidien et du fantastique dans le réel.

Et pourtant, il y a une contradiction essentielle entre ce fait apocalyptique qui ne laisse guère d’espoir (le No future craché par les punks) et les personnages de ce film qui, tel Lemy Caution débarquant à Alphaville, prennent possession d’un espace poisseux. Bob, la réincarnation de la Reine, Amyle Nitrite, la chanteuse punk, Mad, la pyromane et Crabs, une « nympho » de première, quatre femmes, maîtresses des lieux, quatre corps qui ne se laissent pas marcher dessus et qui dépensent une telle énergie qu’ils feraient frémir les habitants bien tranquilles de Farenheit 451. Elles investissent l’espace de la plus simple des manières : en fonçant droit devant elles, sans chercher le moins du monde à opérer des détours quand la géographie et la configuration des lieux leur conseilleraient de le faire. Bien entendu, cela ne va pas sans heurts, témoin cette séquence orgiaque et très drôle dans une boîte où s’affrontent hippies, mods et punks, trois générations de marginaux que l’alcool, la drogue et le sexe parviendront à réconcilier. Un joli carnage que Derek Jarman filme avec la dose de délire et d’humour qui scandaliserait la reine Elizabeth en personne si elle avait le malheur de voir ce film.
Gérard Courant in Cinema 80, n°255 - mars 1980

> Jeudi 5 janvier à 16h30
> dimanche 15 janvier à 21h00

Le film Jubilee est disponible auprès de THE END en deux éditions dvd : zone 1 (Criterion) et zone 2 (import UK), attention pas de sous-titres.




Nouvellement couronné, Édouard II rappelle son fidèle ami et amant Piers Gaveston de l’exil. Follement épris de ce dernier, Édouard le couvre de cadeaux et de titres honorifiques, suscitant la jalousie de la cour. Avec l’appui du roi, Gaveston fait torturer et enfermer l’évèque de Winchester, responsable de sa déportation, à la Tour de Londres. Outragé par cet acte, la cour s’organise autour de Mortimer, le chef des armées, et de la reine Isabelle, souveraine délaissée, pour exclure Gaveston. Sous la contrainte, Édouard doit bannir son amant…

Réécriture vandale de la pièce de Christopher Marlowe, Edward II est une oeuvre libre et baroque qui mêle passion, trahison et violence en faisant fi de toute règle. Contestataire et provocateur, Jarman mêle la langue de Marlowe, l’un des plus illustres contemporains de Shakespeare, aux formes et aux emblèmes postmodernes des années 90. Puisant aussi bien dans la scénographie moderne (les espaces vidés du décor qui évoque le carton-pâte du Macbeth d’Orson Welles), que dans l’iconographie gay (le goût pour les uniformes comme revendication identitaire) ou dans l’esthétique pop (l’icône Annie Lennox y fait une apparition remarquée), Edward II mélange les genres sans pour autant renier son origine classique. Artiste protéiforme, figure clé du cinéma expérimental, Derek Jarman fait partie de ces cinéastes qui, avec Ken Russell et Kenneth Anger, ont construit leur cinéma autour du saccage des conventions. Oeuvre d’un auteur culte mort du sida en 1994, Edward II est un condensé magnifique de rage et de poésie.

Présentation de Derek Jarman
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Michael Derek Elworthy Jarman nait le 31 janvier 1942 à Northwood en Angleterre. Il étudie la peinture dès les années soixante à la Slade School of Fine Arts, ce qui lui permet, à la sortie de l’école, de décrocher ses premiers contrats en tant que décorateur pour plusieurs opéras du Royal Ballet.
En 1970, il fait son entrée dans le monde du cinéma grâce à The Devils (Les Diables) de Ken Russell, pour lequel il est engagé pour faire les décors, ainsi que pour collaborer à la production. Se découvrant une passion pour le septième art, il prend part à la recherche de financement pour le film Savage MessiaMessie sauvage) de Ken Russell (1972), tout en s’essayant à la réalisation en tournant des courts métrages et des clips vidéos en caméra Super 8. En 1975, il coréalise avec Paul Humsfress le scandaleux Sebastiane, sur la vie du martyre Saint Sébastien, dans lequel il mêle religion et sexualité. Avec ce premier film, Jarman se forge déjà une réputation de cinéaste marginal -d’autant qu’il se déclare publiquement homosexuel- mais voit son œuvre devenir une œuvre culte pour la communauté homosexuelle, notamment grâce à sa manière d’exalter le corps masculin. En 1977, il signe, cette fois seul, un hommage à la culture punk de Londres, Jubilee (Jubilé), constitué d’épisodes successifs souvent violents et affichant une vision clairement antimonarchique.
Deux ans plus tard, Jarman porte à l’écran la pièce The Tempest de Shakespeare, tout en continuant en parallèle la réalisation de courts métrages. Durant les années quatre vingt, le cinéaste confirme à travers ses films un travail soutenant le mouvement homosexuel, alors en pleine affirmation. Il tourne ainsi The Angelic Conversation, film singulier qui reprend des sonnets de Shakespeare lus par Judi Dench, durant lesquels défilent des images photographiques d’un couple gay au ralenti. En 1986, il présente son film le plus populaire, Caravaggio, qui est à la fois une biographie anti-conventionnelle et une réflexion sur le célèbre artiste italien. Grâce à la conception visuelle du film qui s’apparente aux œuvres du peintre, Jarman reçoit un Ours d’argent lors de la Berlinale ainsi que le Prix spécial du jury au Festival International du film d’Istanbul. Fort de son succès, Jarman enchaine en dressant un sombre portrait de l’Angleterre intitulé The Last of England (1987), puis War Requiem (1988), sérieux réquisitoire contre la guerre. A cette même période, le cinéaste découvre sa séropositivité, et s’engage de manière plus active en faveur de la communauté gaie en parlant publiquement du sida.
Tout au long des années quatre vingt dix, Jarman prolonge son travail de soutien à la cause homosexuelle et de peinture provocante et impitoyable de la société britannique. On peut citer The Garden (1990) dans lequel il revisite la Passion du Christ à travers un couple d’homosexuels, ainsi qu'Edward II (1991), réécriture ravageuse de la pièce éponyme de Christopher Marlowe pour laquelle il fut récompensé du Teddy Award, le prix FIPRESCI à la Berlinale, et le Hitchcock d’or au Festival du Film britannique de Dinard. Très atteint par la maladie, il poursuit malgré tout son travail de relecture de l’Histoire avec Wittgenstein (1992), qui retrace la vie et la pensée du philosophe allemand à travers une succession de saynètes. Quelques mois avant son décès en 1994, il réalise Blue (1993), qui est à la fois un film testament et son autoportrait face au sida et à la mort, et enfin Glitterbug, un documentaire composé d’images inédites de sa vie et de ses tournages.
Proche du cinéma expérimental, Derek Jarman est un des cinéastes les plus extrêmes du cinéma britannique, et surtout un des seuls à être resté en dehors des circuits commerciaux. Véritable novateur, Jarman est une figure essentielle de l’histoire du cinéma anglais, notamment grâce son action en faveur de la communauté gay. Il a su utiliser l’Histoire comme métaphore de la société de l’époque, et faire passer des messages pacifistes à travers l’art et la culture en montrant les homosexuels de manière positive. N’ayant jamais abandonné la peinture, Jarman est également réputé pour son esthétique singulièrement poétique, et son attention aux décors qui participent véritablement à l’atmosphère du film.

> jeudi 12 janvier 2012 à 20h00 (copie 35mm)



source : Forum des images / Carlotta
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* Les trois films disponibles en dvd sont Caravaggio (1985) et Wittgenstein (1994) dans un double dvd et Edward II, tous deux sont disponibles auprès de THE END. Pour commander envoyer un mail à theendstore@gmail(POINT)com

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