Yazusô Masumura
Un anarchiste des passions
Dans l’interview qu’il accorda aux Cahiers du cinéma en 1970 (1), Yasuzô Masumura déclarait n’attacher que peu d’importance à l’image et se défier de l’esthétisme. Si la rigueur des compositions de Irezumi (Tatouage) ou Manji (Passion) semble contredire cette affirmation, il est vrai que souvent chez Masumura l’image se trouve entraînée vers une forme de raréfaction, voire un pur évanouissement. Dans Manji (Passion), l’éblouissement du couple vouant un culte à la déesse Kanon, transforme leur chambre en un monde sans contour ni consistance où vacille leur identité même ; l’héroïne de Seisaku no tsuma (La Femme de Seisaku), aveuglant son mari, parvient à le soustraire à la guerre et à l’oppression du village ; une semblable cécité est partagée par les amants de Môjû (La Bête aveugle) et leur fait rejeter le monde visible pour un univers tactile. Ce dernier film peut d’ailleurs valoir comme le manifeste d’un cinéma davantage sensitif que visuel et soumis à des forces de vitalité, d’intensité et de rythmique. Que ces énergies en viennent à se figer à l’intérieur d’une image, à se conformer à une esthétique, serait déjà en soit un signe d’aliénation. Quel que soit le genre qu’ils abordent (comédie, film noir, érotisme cruel), les films de Masumura sont traversés par un même conflit : l’oppression des forces vitales de l’homme dans une société où « ni l’individu ni la liberté n’existent » (2).
Le cinéma de Masumura naît à un tournant de la société et du cinéma japonais : le développement du capitalisme et le crépuscule des grands auteurs : Ozu, Naruse et Mizoguchi. Après avoir d’ailleurs assisté Mizoguchi sur ses dernières œuvres, Masumura passe trois années au Centro Sperimentale Cinematographico de Rome (où il se lie avec Antonioni). Masumura aura donc connu successivement la fin du cinéma classique japonais et la modernité européenne. Son premier film, Kuchizuke [Les Baisers] en 1957, s’inscrit alors presque naturellement dans un genre « moderniste » et d’inspiration occidentale : les films des taïo-zoku ou Saison du soleil, désignant les adolescents hédonistes ayant grandi dans l’après-guerre. Pour Oshima et ses pairs, ce courant, et particulièrement Kuchizuke [Les Baisers], ont représenté l’équivalent de Monika et, dans une moindre mesure, de Et Dieu créa la femme pour la nouvelle vague française (3). Les corps et le désir se dévoilaient avec une franchise inédite ; les courses en moto et les pistes de danses imprimaient des rythmes et des vitesses nouvelles aux personnages. Enfin, les cinéastes sortaient des studios pour plonger dans le chaos de la vie urbaine. Pourtant, cette libération contenait déjà les paradoxes de l’oeuvre à venir de Masumura. Ce tempo inédit et les postures calquées sur celles de James Dean ou Brando étaient naturels à une jeunesse ayant vécu dans le voisinage des bases militaires américaines. Si les adolescents japonais trouvaient dans l’Occident matière à s’extirper du carcan des traditions, cette modernité relevait d’une culture d’occupation. L’année suivante avec Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], à travers la guerre que se livrent des sociétés de caramels, Masumura attaquera frontalement les nouveaux rythmes de vie imposés par le capitalisme.
Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], reproduit le style euphorique des comédies de Frank Tashlin et Stanley Donen (il s’inspire d’ailleurs en partie de Funny Face). Rapide, saturé de couleurs, avec des personnages en mouvement perpétuel, le film paraît s’abandonner aux formes les plus extatiques du cinéma hollywoodien. Pourtant, les plans de machines d’usines et les presses à journaux révèlent l’inhumanité des forces motrices qui entraînent ce monde. Les personnages tentent de survivre à la folie du consumérisme et à la marche implacable de l’industrie. Kyoko, l’adolescente plébéienne choisie pour représenter la marque de caramels, perd son innocence lorsque le photographe lui demande de jouer la candeur. Désormais, mieux que personne, elle saura manier les codes de ce monde factice. Son parcours est absolument identique à celui de Otsuya dans Irezumi (Tatouage) qui retourne contre ses oppresseurs le monstrueux dessin d’araignée dont ils ont marqué sa peau. A l’inverse, le « créateur » de Kyoko, le chef de publicité Goda, s’éreinte à suivre le rendement de sa compagnie au fur et à mesure qu’elle « dévore » ses concurrents. Alors que Kyoko évolue cyniquement sur la scène scintillante du spectacle capitaliste, Goda se retrouve à l’agonie, crachant du sang dans des bureaux sombres et déserts. Au terme de la relation vampirique qui unie la plupart des couples du cinéaste, les personnages masculins achèvent souvent leur destin dans la répétition hystérique de leur aliénation.
Le yakuza de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids] interprété par Yukio Mishima (qui détourne d’ailleurs le film par une interprétation très camp) est ironiquement couplé à un petit singe mécanique joueur de cymbale. Dans un final dont s’est peut être souvenu Brian de Palma pour Carlito’s Way (L’Impasse), il succombe à la loi du clan : échouant à s’évader avec sa compagne enceinte, il meurt en remontant l’escalier mécanique d’une gare. Le héros de Nise daigakusei [Le Faux étudiant], séquestré par ses camarades activistes, devient lui-aussi un automate détraqué : arpentant un couloir d’asile, il déclame des slogans en un simulacre de manifestation. L’employé de Chijin no ai (La Chatte japonaise, d’après Tanizaki) ne peut échapper à la soumission, même dans ses jeux érotiques : chevauché par son épouse, il en est réduit à faire indéfiniment le tour de la table du salon. Pour Masumura, l’homme se construit avant tout par la négation de son individualité : « répression de soi, harmonie avec le groupe, tristesse, défaite, fuite » (4). Si Masumura aborde le milieu militaire, c’est évidemment pour en faire la matrice de la régulation des corps et de l’écrasement des esprits de la société japonaise. Dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], le système de grades qui régit les prostituées établit un rapport entre le bordel et la caserne : les militaires sont eux aussi des corps déterminés par un usage, des pantins dociles, remplaçables à l’infini. Dans Akai Tenshi (L’Ange rouge), mutilés, réduits à des fragments de corps indifférenciés, ils perdront toute identité.
Face à ces « ombres » sans corps ni conscience, la femme canalise les
énergies vitales : « les actions dynamiques, les oppositions, les
joies, les luttes à mort. (5) » Dans les premiers temps, elle est une
créature du mouvement et de la vivacité, comme Nozoe Hitomi dans Kuchizuke [Les Baisers] et Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets],
qui enchaîne à une vitesse folle les mimiques et les gestes. Elle peut
aussi épouser la forme plus chimérique et inquiétante d’Ayako Wakao, la
femme de toutes les métamorphoses, déesse autant qu’animal sanguinaire.
Au cours des années 60, l’opposition du personnage féminin à tous les
types de sociétés humaines va incliner les films de Masumura vers un
érotisme archaïque et barbare.
Il adapte les romans de Tanizaki (Passion, Tatouage) et Edogawa Rampo (La Bête aveugle), posant ainsi les premiers jalons cinématographiques de l’ero-guro (érotique grotesque), érotisme sanglant auquel on peut rattacher de nos jours le très masumurien Ôdishon (Audition) de Takashi Miike. Ayako Wakao va incarner des créatures proches de Sacher-Masoch ou Pierre Louÿs ; une statue d’albâtre au contact de laquelle les hommes se disloquent. L’introduction de Irezumi (Tatouage) pourrait définir les personnages d’Ayako Wakao : « une superbe femme piétine des corps d’hommes exsangues. Elle se repaît de leur chair et de leur sang pour prospérer. » Comme chez Tod Browning (cinéaste ero-guro qui s’ignorait), les pulsions font dégringoler l’homme de sa stature et le condamnent à la reptation.
Les attractions irrépressibles, l’animalité primordiale ou encore le déterminisme des caractères féminins et masculins, inclinerait le monde de Masumura vers le Naturalisme. Cependant, bien que son action soit davantage nihiliste qu’émancipatrice, la violence de la femme relève également du choix. Dans Tsuma wa kokuhaku suru [Confession d’une épouse], au cours d’une escalade, la femme doit décider entre couper la corde qui la relie à son mari ou tomber dans le vide avec lui. Elle sera moins accusée du meurtre de son conjoint que d’avoir refusé le sacrifice. En crevant les yeux de son mari pour l’empêcher de retourner à la guerre, la femme de Seisaku choisit de s’opposer au village se cherchant un héros militaire. L’infirmière de Akai Tenshi (L’Ange rouge) pourrait n’être qu’une figure maudite, entraînant malgré elle les hommes vers la mort, pourtant c’est sa volonté qui délivre le médecin de l’impuissance et de la drogue. Même si Nagisa Oshima rejeta violemment Masumura à partir de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids], Abe Sada dans Ai no corrida (L’Empire des sens), vivant sa passion en marge du Japon militariste, est un personnage strictement masumurien.
Malgré ses affirmations péremptoires, Masumura aura su doter certains personnages masculins d’une individualité forte. Ainsi Omiya dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], ou encore Hanzo dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L’Enfer des supplices), tous deux personnifiés par Shintaro Katsu. De fait, l’interprète de la série des Zatoïchi, représentant d’un anarchisme populaire typiquement japonais, ne pouvait entrer dans la lignée des hommes atrophiés de Masumura. Face aux soldats, tous taillés sur le modèle de la virilité japonaise (cheveux ras, corps sec), la rondeur burlesque de Katsu le désigne comme un corps absolument hors norme. Forgé au code d’honneur des yakuzas, son mépris absolu de la hiérarchie militaire lui permet de rester insensible aux pires châtiments corporels. Dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L’Enfer des supplices), Katsu interprète un inspecteur « tantrique » qui soutire des aveux aux femmes grâce à son pénis, fortifié par d’effarants exercices. Le personnage retient toute jouissance, émotions et pulsions et devient une force abstraite, presque immatérielle, circulant entre les corps féminins.
C’est logiquement par l’évanouissement dans le féminin que l’homme peut se soustraire à l’aliénation. Yonosuke, le libertin de Koshoku ichidai otoko [L’homme qui ne vécut que pour aimer], interprété par le génial Raizo Ichikawa, fait passer son amour des femmes avant toutes les conventions sociales. Bravant le pouvoir du Shogun, Yonosuke dilapide en orgies la fortune familiale. Proche du Casanova de Fellini, il traverse des mondes dégradés ou parodiques : un bordel pour travestis, une forêt de vieilles prostituées, un cimetière où l’attend une fiancée morte. Mais à la différence de Casanova, jamais le personnage, sans doute le plus optimiste créé par Masumura, n’atteint le territoire des passions glacées et mécaniques. A bord d’un navire dont les cordages sont tissés de cheveux de femmes, il s’embarque pour une île merveilleuse bordée de sirènes. Dans Môjû (La Bête aveugle), l’oeuvre la plus transgressive du cinéaste, l’atelier du sculpteur sert également à une mythification du corps féminin. Rampant sur le corps d’une géante de pierre, les amants aveugles explorent l’« art tactile ». De mutilations en mutilations, ils s’éloignent du monde des hommes pour atteindre un autre territoire, n’ayant pour règle et superficie que l’intensité des sensations. Même si leur destination se révèle les ténèbres et la mort, par la seule force de leur désir, ils incarnent le nihilisme forcené de Masumura, dirigé vers l’abolition de toutes les formes de sociétés.
Remerciements à Tomoko Hashimoto et Dimitri Ianni
(1) Les Cahiers du Cinéma n° 224, octobre 1970
(2) ibid
(3) Nagisa Oshima, « Cela constitue-t-il une brèche » (1958) in Ecrits 1967-1978 (Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980)
(4) Yasuzô Masumura, texte paru dans Eiga Hyoron, février 1958, cité par Max Tessier in « Yasuro Masumura et les modernistes du Taiyozoku » (« Le Cinéma japonais au présent », Cinéma d’Aujourd’hui, 1980)
(5) ibid
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La reproduction du texte est à des fins informative. Si l'auteur ou la cinémathèque souhaite son retrait merci d'envoyer un mail à contact@theendstore(POINT)com
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